LUCIE BAYENS

Couverts

Couverts, couverts en métal, bois de chevreuil d'hiver, poils de vison colorés, rubans de satin, similicuir, broderie et dentelle, pétales de pomme de pin, plaque d’aggloméré percé et enluminée, 50 cm x 50 cm, version 2013. (disponible à l'artothèque de Bayonne)

 

J’ai remplacé les manches de couverts de table par des bois de chevreuil d’hiver, c’est à dire recouverts de poils, glanés dans la forêt. Il est ici question du rapport que nous nourrissons avec le partage des repas et du lien rompu que nous nourrissons également, avec la proie. Un instinct pour le moins altéré ou déplacé, la survie. J’invite à une expérience sensuelle. Non sans ironie, à l’image de l’artiste-vidéaste Christian Jankowski, qui en 1992 tirait à l’arc avec un jouet sur ses courses dans un supermarché dans The Hunt.

Il est ou plutôt, était commun de se servir de bois de chevreuil ou de cerf comme manche de couverts à salade, tire-bouchon et autres ustensiles de cuisine dans les campagnes françaises. Les pattes des animaux chassés se transformaient souvent en porte manteaux. Des trophées qui occupent non seulement un statut honorifique mais aussi utilitaire par inventivité, manque de place, de moyen ou par goût. Quoiqu’il en soit l’on n’a pas transgressé le tabou du poil dans ou près de la bouche. Celui-là même qui renvoi à notre animalité, tribalité, en un mot à nos ancêtres. En effet, dans les cuisines vernaculaires, on utilisait les bois d’été, ceux qui sont lisses, imberbes, presque neutres, si l’on peut dire mais indéniablement sensuels.

Ces chasseurs-cueilleurs, chers aux cœurs des errants actuels du petit matin, fusil et chiens au poing en Gascogne ou ailleurs, avant l’avènement de la culture. « La meute est à la fois réalité animale, et réalité du devenir-animal de l’homme ; la contagion est à la fois peuplement animal et propagation du peuplement animal de l’homme » Extrait de Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Nature et culture n’étant plus systématiquement opposées mais plus volontier, associées, il y a dans cette pièce des agencements qui ouvrent plusieurs pistes de lectures. D’ailleurs comme le dit très justement Claude Lévi-Strauss : « Chaque histoire s’accompagne d’un nombre indéterminé d’anti-histoires dont chacune est complémentaire des autres ».

Quant à la plaque fine d’aggloméré qui sert de support, elle est percée de petits trous disposés tous les deux centimètres formant ainsi un quadrillage à la manière des plaques recouvrant les murs des ateliers de bricoleurs, qui servent à disposer les outils car c’est bien de cela qu’il s’agit : ces Couverts sont outils, travestis, mais outils tout de même.  Ils ont d’ailleurs servi à un déjeuner-performance, il y a quelques années. Les bords de cette plaque sont enluminés de pigment or-orangé comme une édition de livre ancien. A l’heure de la disparition annoncée du livre papier en tant que support, les Couverts accrochés à leur socle faussement usuel raconte un voyage immobile à celui qui le lira à page ouverte. Concluons avec ce divin conseil du réalisateur américain John Waters: “If you go home with somebody, and they don't have books, don't fuck 'em!”

Cette pièce sera disponible à l’artothèque de Bayonne, début 2013. http://www.artoteka.fr/

 

Contact : luciebayens@gmail.com